Émotion et impermanence dans Yuku Haru-zu de Kawai Gyokudō
Kawai Gyokudō et la tradition du nihonga
Kawai Gyokudō (川合玉堂, 1873-1957) est un peintre majeur du mouvement nihonga (日本画), littéralement “peinture japonaise”, un style de peinture qui émerge à l’époque Meiji par opposition au style de peinture à l’huile occidentale, alors en vogue1. Spécialisé dans les paysages, il a su capter avec une rare sensibilité les variations des saisons et l’esprit des lieux naturels.
Sa maîtrise du lavis et de la couleur diluée lui permet de restituer l’essence des paysages avec une subtilité qui évoque souvent l’aquarelle.2 Son travail repose sur l’utilisation des pigments minéraux broyés (iwa-enogu, 岩絵具), appliqués sur du papier washi ou de la soie3, avec des nuances feutrées qui transmettent une impression de profondeur et de douceur.
Dans cet article, nous allons découvrir une de ses œuvres majeure : Yuku Haru-zu (行く春図) en écho aux haiku traditionnels de fin de printemps.
- https://www.yamatane-museum.jp/english/nihonga/#:~:text=Nihonga,%20a%20general%20term%20for,from%20Western-style%20oil%20painting. [consulté le 26 avril 2025]
- https://www.britannica.com/biography/Kawai-Gyokudo [consulté le 26 avril 2025]
- https://www.yamatane-museum.jp/english/nihonga/#:~:text=Nihonga,%20a%20general%20term%20for,from%20Western-style%20oil%20painting. [consulté le 26 avril 2025]

Le regard de Gyokudō dans le contexte de son époque
À l’époque de Kawai Gyokudō, la peinture japonaise traversait une période de profondes mutations. L’ère Meiji (明治時代 1868-1912) avait ouvert le Japon aux influences occidentales, provoquant une remise en question des formes artistiques traditionnelles1. Gyokudō, formé auprès de masters comme Hashimoto Gahō (橋本雅邦, 1835–1908) — l’un des piliers du renouveau du style Nihonga —, s’inscrit dans ce mouvement de préservation et d’évolution de l’esthétique classique. Très tôt reconnu, il expose régulièrement aux expositions gouvernementales (Bunten, 文展), où il reçoit plusieurs distinctions, dont le prestigieux titre de membre de l’Académie impériale des arts (Teikoku Bijutsuin, 帝国美術院)2. Ses paysages, souvent empreints d’une profonde poésie naturelle, s’opposent aux tendances plus modernistes de contemporains comme Yokoyama Taikan (横山大観, 1868–1958), préférant au spectaculaire une attention silencieuse aux rythmes des saisons et à l’émotion du passage du temps. Sa peinture, tout en restant fidèle aux matériaux traditionnels, incarne une sensibilité nouvelle : un Japon entre mémoire ancestrale et mélancolie moderne.
- Waves of renewal, modern Japanese prints 1900 to 1960, catalogue d’exposition, Hotei Publishing, Leiden, 2016, p.11.
- https://www.tobunken.go.jp/materials/bukko/8857.html [consulté le 26 avril 2025]
Le kigo Yuku Haru (行く春) et sa symbolique dans l’univers du haiku
Dans la poésie japonaise, yuku haru (行く春, “le printemps qui s’en va”) est un kigo (mot de saison) propre au printemps. Il exprime la transition entre la douce floraison et l’approche inéluctable de l’été1. Contrairement à l’exaltation des cerisiers en fleurs (sakura), yuku haru traduit un sentiment plus mélancolique, une prise de conscience de l’impermanence (mujō, 無常), concept central dans la culture japonaise et le bouddhisme zen. Plus que simplement le printemps, c’est aussi la nostalgie de la jeunesse qui s’en va qui est ainsi évoquée.2
Dans l’univers du haïku, ce kigo est souvent associé à la nostalgie et à l’éphémère, comme dans ce célèbre haïku de Yosa Buson (1715-1783) :
kinofu kure / kefu mata kurete / yuku haru ya
hier s’est terminé
aujourd’hui se termine
le printemps s’en va3
- Ima hajimeru hito no tameno Haiku saijiki shinban (L’almanach du haiku pour débutants, nouvel édition), KADOKAWA corporation, Tôkyô, 2023, p.22.
- http://www.osk.3web.ne.jp/logos/saijiki/saijikifp.html [consulté le 26 avril 2025]
- COLLET Hervé et CHENG Wing fun, “Ah! le printemps, le printemps, ah! ah le printemps”, éd Moundarren, 1991, p.146.

Analyse technique de Yuku Haru-zu (行く春図)
Réalisée en 1916, Yuku Haru-zu est une œuvre monumentale de Kawai Gyokudō, mesurant 183,0 × 390,0 cm, et conservée au Musée national d’art moderne de Tokyo. Cette peinture, exécutée selon les techniques du nihonga (日本画), combine pigments minéraux broyés (iwa-enogu, 岩絵具) et encre sur soie, offrant une palette délicate de teintes pastel. Gyokudō y déploie une maîtrise exceptionnelle des lavis pour représenter les reflets de l’eau et la transparence de l’air printanier. L’artiste a accordé une attention particulière à la représentation du mouvement de l’eau, s’inspirant de ses croquis réalisés lors d’un voyage à Nagatoro dans la région de Chichibu, où il a observé le courant de la rivière et les cerisiers en fleurs1.
Dans le premier panneau, la scène s’ouvre sur une rivière paisible, où des bateaux glissent doucement sur l’eau, évoquant une atmosphère de sérénité. Les rives sont bordées de cerisiers en fleurs, dont les pétales tombent délicatement, portés par la brise printanière. Cette représentation symbolise la beauté éphémère du printemps et le passage du temps.
Le second panneau poursuit cette ambiance contemplative, mettant en scène des embarcations naviguant sur la rivière, accompagnées de personnages qui semblent absorbés dans leurs pensées. L’ensemble de l’œuvre capture le moment fugace où le printemps cède la place à l’été, incarnant à merveille le concept japonais de yuku haru (行く春), “le printemps qui s’en va”.


L’ensemble de l’œuvre nous invite à la contemplation et à l’acceptation du cycle des saisons. Gyokudō ne cherche pas à figer la beauté printanière, mais plutôt à en transmettre la poésie fugace. L’artiste nous invite à une méditation sur l’impermanence de la nature et la beauté des instants transitoires, en harmonie avec les principes esthétiques du nihonga et la sensibilité japonaise aux saisons.
yuku haru ya / shunjun toshite / hosozakura
le printemps qui s’en va
s’attarde dans les derniers
cerisiers en fleurs1
- Poème de Yosa Buson, tiré de COLLET Hervé et CHENG Wing fun, “Ah! le printemps, le printemps, ah! ah le printemps”, éd Moundarren, 1991, p.148.
Avec Yuku Haru-zu, Kawai Gyokudō capture l’essence même de l’éphémère. Cette œuvre résonne avec la sensibilité japonaise face au passage du temps, une sensibilité que l’on retrouve aussi dans l’art du haïku. En contemplant ces panneaux, nous devenons nous aussi spectateurs du printemps qui s’en va, conscients que chaque instant de beauté est appelé à disparaître pour mieux renaître.
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(C) Le Japon avec Andrea